
Le pouvoir au peuple
Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative
Faire appel à des jurys citoyens tirés au sort dans la population pour apprécier l’action des élus : l’idée a provoqué, lors de la campagne électorale de 2007, de très vives réactions, qui ont fait peser sur elle le soupçon de populisme et se sont rarement situées dans le champ de la critique constructive. A droite comme à gauche cet effroi, révélateur d’une peur du peuple qui n’est pas nouvelle, est la preuve d’un aveuglement devant la crise actuelle du politique et le signe d’une grave méconnaissance de l’histoire.
Crise de la représentation politique
Le divorce entre les dirigeants politique et les citoyens, dénoncé depuis longtemps, est apparu de façon évidente en mai 2005 lors du sondage sur le Traité constitutionnel de l’UE : 92 % des membres de l’Assemblée générale et du Sénat de déclarent pour alors que 55 % des citoyens se révèlent contre lors du référendum. Depuis lors, des sondages ont montré que pour l’opinion publique, les élus sont d’abord préoccupés par leur carrière (pour 85 % des sondés) et coupés de la vraie vie des Français (pour 62 %). Dans un tel contexte, s’effaroucher de la proposition qui consiste à faire évaluer l’action des élus par les citoyens relève d’un refus suicidaire de regarder la réalité en face.
Six raisons structurelles sont à la source de cette fracture :
- l’impuissance croissante de la politique face à une mondialisation qui échappe à leur contrôle et qui semblent profiter principalement aux plus favorisés ;
- l’abandon des classes populaires par les grands partis au profit des classes moyennes ;
- la perte de confiance en la neutralité politique et l’infaillibilité des experts et des scientifiques ;
- la perte de crédit de la bureaucratie, dont l’inertie et les pesanteurs apparaissent de plus en plus en décalage dans des sociétés d’innovation ;
- l’absence d’idéal politique après les remises en cause du patriotisme ou du socialisme ;
- la professionnalisation et l’élitisme de la classe politique, qui apparaît comme une élite futile et isolée du reste de la société, d’abord soucieuse de sa propre reproduction.
Les critiques de la démocratie sont aussi vieilles que la démocratie elle-même et le propre de ce système est d’être en perpétuelle réinvention. Certains parlent aujourd’hui de démocratie d’opinion, mettant en avant le rôle des médias dans l’appréhension et la formation d’une sorte de vox populi. De récents mouvements sociaux ou des expériences de démocratie participative montrent d’autres voies de renouvellement des pratiques démocratiques.
Le tirage au sort dans l’histoire
En France, le tirage au sort de citoyens est cantonné aujourd’hui au choix des jurés d’assises, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Les références historiques les plus significatives sont celles de la démocratie athénienne et des républiques italiennes de la Renaissance.
A Athènes, le tirage au sort est la procédure habituelle de choix du Conseil des cinq cents (la Boulé), des magistrats (l’Héliée) et de la plupart des fonctionnaires. La technique de tirage au sort – publique – est suffisamment élaborée pour que soit écarté tout soupçon de manipulation.
En Italie, le tirage au sort est fréquemment utilisé pour éviter la mainmise des grandes familles sur le pouvoir civil dans l’administration des villes-Etats de la renaissance. C’est notamment grâce à un processus complexe alternant tirage au sort et élimination par élection que Venise choisit ses Doges jusqu’à la fin du 18è siècle. A Florence, le tirage au sort est également utilisé comme procédure habituelle de choix de dirigeants politiques.
D’autres expériences sont identifiées dans divers pays, jusqu’aux débats acharnés qui eurent lieu à ce sujet lors de la révolution française et de l’indépendance américaine et qui mettent un terme provisoire à l’usage du tirage au sort. Les constituants français bâtirent sur ce principe les jurys d’assises, s’inspirant en cela des jurys anglais plus anciens, mais firent en sorte que ce principe ne déborde pas de la sphère judiciaire. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : la victoire d’une conception élitiste et professionnelle des gouvernants, la construction progressive de la notion d’intérêt général réputée hors de portée du citoyen moyen, l’absence d’outil statistique permettant de s’assurer de la représentativité des personnes tirés au sort, la peur des « caprices du hasard » dans des sociétés de plus en plus gagnées par le rationalisme scientifique, etc.
Expériences contemporaines
Depuis plusieurs années, la constitution de jurys ou de panels tirés au sort a inspiré des expériences de démocratie participative dans de nombreux pays, généralement dans une perspective de renouvellement des pratiques politiques, mais aussi parfois dans des buts plus pragmatiques, comme celui consistant à améliorer la validité des sondages ou à définir un consensus professionnel sur un sujet technique faisant l’objet de controverses.
Les jurys citoyens
C’est un dispositif très normalisé qui a été largement expérimenté, avec des différences selon les pays, généralement pour faire émerger de profanes un avis sur des questions diverses : planification urbaine, questions sociales ou écologiques, mode de scrutin électoral…
Ils reposent sur quelques principes simples :
- les jurys citoyens sont généralement organisés par une autorité légale qui définit leur sujet de discussion et ils sont dissous après avoir rendu un avis ;
- ils sont constitués de 12 à 25 personnes en moyenne, selon les sujets et selon les pays ;
- leurs membres doivent représenter de façon convenable la diversité de la société, même s’ils n’en sont pas représentatifs ;
- ils sont tirés au sort, soit de façon directe soit par la méthode des quotas , sur les listes électorales, des listes détenues par des instituts de sondages ou d’autres listes et doivent également être volontaires ;
- ils doivent bénéficier d’une information jugée par eux non partisane et suffisante pour acquérir une connaissance du sujet à traiter ;
- ils fondent leur opinion par les échanges entre eux, c’est-à-dire par la délibération.
Les sondages délibératifs
Lorsqu’un sujet n’a pas été débattu par les citoyens, que ceux-ci n’ont pas entendu des opinions contradictoires et n’ont pas confronté leurs analyses, il leur est impossible d’avoir une véritable opinion à son sujet. Dans ce cas, tout sondage est illusoire. Pour remédier à cela, les sondages délibératifs consistent à organiser des groupes de citoyens tirés au sort, mais avec des principes quelque peu différents de ceux des jurys précédents :
- le nombre de leurs membres est plus grand, généralement de plusieurs centaines de personnes ;
- le tirage au sort comporte un souci de représentativité statistique de l’ensemble de la population ;
- l’information est fournie aux participants avant l’événement lui-même ;
- il n’y a pas d’objectif de formation d’un avis, mais recueil de l’opinion de chacun au terme de l’expérience. Cette opinion est censée représenter celle qu’aurait la population si elle était correctement informée du sujet.
Les conférences de consensus (ou de citoyens)
A l’origine, elles étaient destinées à dégager un consensus sur des questions controversées, en particulier dans le domaine médical, où elles réunissaient exclusivement des professionnels qui confrontaient leurs pratiques et se mettaient d’accord sur un protocole thérapeutique. Elles ont été largement utilisées au Danemark où elles ont été adaptées pour traiter des sujets divers par des citoyens. Les principes sont très proches de ceux des jurys citoyens, mais :
- les membres se familiarisent d’abord avec la question posée, puis choisissent des experts qu’ils vont auditionner;
- à l’issue d’une délibération à huis clos, le panel rédige un rapport consensuel, qui peut cependant ménager des espaces de dissensus, identifiés et expliqués.
- le processus peut être supervisé par un comité de pilotage et éventuellement un comité chargé de veiller à la régularité du processus.
Ces dispositifs (en particulier le premier et le troisième) sont très proches, d’autant plus que dans la réalité, des processus hybrides peuvent voir le jour.
Renouveler la démocratie
Sur quels fondements repose l’usage du tirage au sort ? Pour certains, c’est une garantie d’impartialité dans le traitement de sujets controversés, pour d’autres, c’est l’assurance d’éviter des personnes inspirés par la recherche du pouvoir ou leur ambition personnelle, pour d’autres encore c’est un moyen d’assurer la rotation des responsabilités politiques.
Même si le petit nombre de panélistes les empêche de revendiquer toute représentativité statistique, la recherche de la diversité du panel est importante car de cela dépend la richesse de la délibération et la possibilité pour le groupe de s’autoréguler en éliminant toute idée aberrante.
Les expériences de jurys ou de panels citoyens sont suffisamment nombreuses désormais pour être évaluées avec un certain recul. Contrairement à l’idée que les simples citoyens sont incompétents ou irrationnels, elles aboutissent généralement à des résultats raisonnables et modérés. Pour leurs membres, elles constituent des moments de formation privilégiés. Elles laissent cependant des questions en suspens :
– la question de l’accès à la parole, que l’on peut chercher à rendre le plus égalitaire possible grâce à des animateurs, mais qui reste généralement inégal du fait des plus ou moins grandes capacités des personnes.
– Le caractère confidentiel ou non de la délibération, qui est controversé. En faveur de la confidentialité, on évoque la plus grande sincérité des panélistes (qui seraient moins soumis aux tentations de la rhétorique ou au risque de rigidifiassions de leur position) et leur plus grande indépendance vis-à-vis des pressions extérieures ; en faveur de la publicité, on parle de la plus grande incitation des panélistes à adopter le point de vue de l’intérêt général, du moindre risque de marchandage ou de pression et, enfin, de la plus grande implication des citoyens extérieurs au dispositif.
– La responsabilité des panélistes, aujourd’hui nulle, justifie le fait que ces dispositifs restent confinés à un rôle consultatif et non pas décisionnels. Ce n’était pas le cas à Athènes, où les membres de la Boulé devaient rendre compte de leur action (ce qui, semble-t-il, limitait le nombre de volontaires). Si de tels dispositifs devaient se multiplier, il faudrait les encadrer par la loi et notamment par des mécanismes de responsabilité.
– La représentation – difficile – de la société. On postule aujourd’hui que seule une femme peut représenter les femmes et ou ouvrier peut représenter les ouvriers. Cette vision est simpliste : ces catégories sont socialement construites, leurs frontières sont parfois mouvantes et à l’intérieur de chacune d’entre elles, l’opinion de leurs membres est loin d’être homogène. Peut-être faudrait-il préférer au principe actuel des quotas un principe de diversité dont l’objectif principal serait de garantir la richesse de la délibération.
– Les savoirs mobilisés : pour certains, on fait appel, chez le profane, à un savoir d’usage (« C’est l’homme qui porte la chaussure qui sait le mieux ou elle fait mal, même si le cordonnier est le meilleur juge pour savoir comment y remédier », selon la formule du philosophe John Dewey) mais cette vision limite la compétence du panel à des questions micro locales et fonde une sorte de démocratie de proximité où le citoyen ne pourrait avoir d’avis que sur ce qu’il connaît par la pratique. D’autres font appel, comme dans les jurys judiciaires, au « bon sens »du citoyen ordinaire, c’est-à-dire à la capacité de bien juger, sans passion et sans défense de ses intérêts propres, avec le risque, cette fois-ci, de rendre illégitime toute manifestation de l’intérêt particulier, ce qui tendrait à isoler ces dispositifs de la réalité et notamment de la société civile organisée, dont on va parfois jusqu’à récuser la participation au profit de celle d’une sorte de « bon » citoyen.
– Le consensus, qui constitue pour certains une sorte d’idéal de ces dispositifs participatifs, au risque d’évacuer les controverses et les alternatives qui constituent précisément la nature politique des questions de société, ce que soulignent ceux qui revendiquent le maintien de « dissensus délibératifs » passant cependant par l’écoute et le respect des divergences.
La démocratie participative d’aujourd’hui se résume trop souvent à des enjeux locaux, visant à rapprocher gouvernants et gouvernés, laissant aux élus le droit de parler au nom de l’intérêt général et leur conservant l’intégralité du pouvoir de décision. Pour Yves Sintomer, cela ne présente qu’un intérêt réduit et cette vision limitée est lourde de désillusions potentielles. Pour lui, il ne faut pas enfermer la participation du citoyen dans le local ni dans la consultation, mais lui donner plus d’ampleur dans le niveau de réflexion et plus de poids dans la décision politique.
Sociologue, Yves Sintomer est Directeur-adjoint du Centre Marc Bloch (Berlin), professeur de sociologie à l’Université Paris VIII et chercheur au CNRS.
Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.