
La concertation sert-elle la cause de l’environnement ou de la démocratie ?
Entretien avec Loïc Blondiaux
Le dialogue entre les acteurs locaux sert-il l’environnement ?
La création d’espaces locaux de concertation permet à des acteurs qui sont porteurs de préoccupations environnementales de se faire entendre. Ceux-ci peuvent difficilement en faire l’économie, ils n’ont pas toujours un accès facile aux médias. Sans ces initiatives locales de concertation, on risque fort de négliger les enjeux environnementaux.
Pour autant, la concertation sert-elle la cause de l’environnement ? Je comprends que certaines organisations environnementalistes, qui ont des moyens limités, puissent se poser la question de la « rentabilité » de leurs investissements, notamment humains, dans la concertation. Mais je dirais que la concertation ne peut pas être jugée seulement sur sa valeur extrinsèque, c’est-à-dire sur ce qu’elle produit, par exemple sur l’environnement. Elle a aussi un intérêt intrinsèque : elle favorise le dialogue et légitime les décisions, quelles qu’elles soient. On ne peut pas demander à la concertation de promouvoir l’avis de minorités contre l’avis de majorités. Les avis minoritaires doivent évidemment être entendus, mais la concertation n’a pas le pouvoir de renverser les rapports de force. Par exemple, si localement une population est majoritairement opposée à l’installation d’éoliennes, elle va trouver dans la concertation une tribune pour faire connaître son point de vue.
On peut aussi se demander si la concertation, la co-construction, la recherche de compromis est la seule façon de servir l’environnement ? Une participation des habitants qui prendrait un tour conflictuel ne peut-elle pas aussi servir l’environnement ? Aujourd’hui, les acteurs porteurs d’un souci envers l’environnement sont infiniment plus faibles que ceux qu’ils affrontent. Dans un tel contexte, le conflit ne peut-il pas être aussi productif que le consensus ? C‘est une question à laquelle je n’ai pas la réponse.
Quelles sont les spécificités des concertations environnementales par rapport à l’ensemble des démarches participatives ?
Les citoyens à titre individuel ne sont pas toujours très présents dans ces scènes de dialogue, au contraire de ce qui se peut se passer par exemple en milieu urbain dans les initiatives de démocratie participative, alors que les collectifs organisés le sont.
Mais la gouvernance partagée des biens communs est bien une démarche de démocratie. Il faut résister à la tentation de « faire du nombre ». Il est préférable de se demander si tous les intérêts, les points de vue, les expériences sont bien représentés. Pour cela, il n’est pas indispensable de rassembler le plus largement possible et il est ainsi possible de cartographier, d’identifier la diversité des points de vue. Il est certain que la diversité des intérêts doit être recherchée au sein des processus de dialogue.
Il faut aussi que le dispositif de concertation soit évolutif et puisse intégrer des protagonistes qui auraient pu être oubliés. Enfin, il est possible, au cours d’un processus qui mobilise d’abord des parties prenantes, d’ouvrir ponctuellement des espaces à un plus large public.
Mais il faut considérer comme légitime le fait que des citoyens ne se mobilisent pas en masse pour débattre d’enjeux pour lesquels ils ne se sentent pas concernés. Certains chercheurs, comme Guillaume Gourgues, dénoncent avec raison l’obsession du quantitatif chez certains promoteurs de processus participatifs.
Cette vision de la concertation suppose évidemment que l’on fasse passer au second plan l’objectif de l’empowerment des citoyens, au profit de l’objectif d’une décision plus partagée et plus pertinente. Ces deux objectifs sont légitimes, mais il est très difficile de les poursuivre concomitamment, il faut le plus souvent faire un choix.
Quels sont les acquis et les résistances à la concertation ?
Au cours des dernières années, je note des évolutions contrastées.
D’un côté, une diffusion des pratiques, leur inscription dans le fonctionnement de certains organismes, la professionnalisation des praticiens, l’émergence d’un certain « état de l’art » de la concertation qui fait globalement consensus. On note aussi la reconnaissance de la capacité d’imagination et du niveau de réflexion de la société civile, qui me semble plus forte qu’autrefois. La participation apporte des idées nouvelles, rares sont désormais ceux qui ne le reconnaissent pas et qui estiment par exemple qu’une concertation ne leur a rien appris. Enfin, dans une société où le rôle de l’Etat tend à s’affaiblir, on note un intérêt croissant pour les communs, le partage, l’horizontalité. Tout cela met le dialogue et la gouvernance au centre des processus.
D’un autre côté, des oppositions anciennes perdurent et d’autres apparaissent. En premier lieu, on note que les préjugés sur la concertation demeurent, malgré les progrès de certaines institutions publiques, entreprises ou collectivités. Cet « arrière-plan » culturel contribue à entretenir l’inertie. Ce n’est pas surprenant car les pratiques de concertation ont véritablement pris de l’expansion depuis une quinzaine d’années seulement, ce qui est peu de temps à l’échelle des changements politiques et sociétaux.
On peut noter également une contestation radicale de la démocratie représentative, qui se situe dans une histoire ancienne mais qui est portée plus récemment par les zadistes ou les Indignés. Certains chercheurs estiment que cette contestation dépasse ces cercles restreints et que le principe même de la représentation politique, c’est-à-dire le fait qu’une personne puisse parler au nom des autres, est questionné par un nombre toujours plus grand de citoyens. Je ne sais pas si c’est vrai, mais dans l’affirmative, cela remettrait profondément en cause le mode de fonctionnement de notre démocratie. Quoi qu’il en soit, la crise de confiance entre élus et citoyens tend à s’aggraver plutôt qu’à se résorber. Les élus en sont généralement conscients et tentent d’être vertueux même si, parfois, ils ne peuvent s’empêcher de jouer avec les règles. Leurs écarts provoquent, de la part de certains mouvements citoyens, des condamnations qui sont parfois de nature morale : on les accuse de manque de loyauté, par exemple.
Quels sont les enjeux pour l’avenir ?
L’un des enjeux est de renforcer la crédibilité des processus de dialogue. Il est souvent utile que des tiers extérieurs comme des garants ou des animateurs interviennent pour sécuriser les espaces locaux de dialogue. C’est d’autant plus nécessaire que les rapports de force sont inégaux, que des lobbies locaux ont un réel pouvoir d’influence sur l’administration et sur les élus, que les Préfets – qui y jouent souvent un rôle actif – ne sont pas porteurs d’une culture de la concertation.
Un autre enjeu est de changer d’échelle. Comment dépasser la juxtaposition de petites concertations locales – fussent-elles réussies – pour produire un effet politique à la hauteur des enjeux environnementaux et sociétaux d’aujourd’hui ? La notion de « communs » peut-elle constituer un thème fédérateur et inciter à ce changement ?
Enfin, si se confirme la tendance actuelle à l’affaiblissement du rôle de l’Etat et à la réduction des budgets publics, on peut s’attendre à ce que la société réagisse en se mobilisant autours de projets locaux, d’initiatives multiples, de systèmes d’échange, etc. La coopération et la notion de bien commun pourraient gagner en importance. C’est ce que pensent certains chercheurs comme Michel Bauwens. Cependant, la prolifération d’initiatives citoyennes ne crée pas nécessairement de la démocratie et ne réduit pas les fractures sociales. On peut très bien imaginer, comme dans le cas de la Silicon Valley, un modèle de développement qui fasse une large place aux innovateurs sociaux, à la mise en réseau et au partage, à l’horizontalité, tout en laissant dans la marginalité une partie importante de la société. Une société post-étatique peut-elle être démocratique ? Comment repenser le rôle des pouvoirs publics dans un contexte d’affaiblissement de l’Etat ?
Propos recueillis en 2016 par Pierre-Yves Guihéneuf