Gouverner les villes avec leurs habitants.

De Caracas à Dakar : 10 ans d’expériences pour favoriser le dialogue démocratique dans la cité

La ville, qui libère l’individu du poids de la communauté et du contrôle social, qui offre à chacun un espace de liberté et permet au citoyen de donner son avis sur tout, est aussi le lieu d’une certaine domination. Le citoyen devient usager, voire administré ou spectateur. Il est parfois consulté par des sondages ou ponctuellement mobilisé, mais il perd sa capacité d’action citoyenne. Le recours à des formes policées de participation, qui évacuent le face-à-face et la polémique, gomme les dimensions politiques de la participation. Jacques Rancière, auteur de l’ouvrage « La mésentente » (Galilée, Paris, 1995) dénonce avec raison les excès « de la société contractuelle et du gouvernement de concertation ». Pour lui, la question est de permettre la prise de parole de ceux qu’on ne voit pas et qui n’ont pas de nom, et cette question n’est pas seulement celle de la difficulté d’articuler des langages différents : elle porte aussi sur les objets de débat pertinents, la construction de la parole, l’acceptation du conflit dans ce qu’il a de constructif.

Dérives de la « participation » et émergence de nouvelles pratiques

L’agir politique a besoin de lieux particuliers. Ce sont des lieux immatériels (scènes d’argumentation, espaces de dialogue…) dont l’émergence dépend fortement de lieux publics physiques : places, rues, marchés, scènes de spectacles, espaces de rencontres…) Ces lieux de rassemblement, de circulation et de frottement des différences, ces espaces libres que la cité offre à sa propre diversité, permettent au citoyen anonyme de prendre la parole quand on ne l’attend pas et de se construire en tant qu’acteur d’un jeu qui n’est pas joué d’avance, ce qui est bien différent de « donner son avis ».
Où sont aujourd’hui ces scènes de discussion, ces lieux d’échange et de débat où se définissent les règles du vivre ensemble ? Au nom de la participation des habitants ou de la concertation, elles sont souvent remplacées par des simulacres de démocratie, les citoyens étant invités à s’exprimer sur des détails, par exemple dans l’aménagement de lieux publics. De nouveaux modes d’ingénierie sociale, fortement subventionnés par les pouvoirs publics, s’appliquent trop souvent à techniciser une question fondamentalement politique, celle de la place des plus pauvres dans les systèmes de gestion et de décision des villes. Sous prétexte de faciliter l’échange, on évite la confrontation directe et on traduit les langages pour les rendre plus acceptables. Les « facilitateurs » confisquent même parfois la parole des exclus.

Au nom de la négociation ou du partenariat, prônés en lieu et place du conflit ou de la lutte sociale, ne recherche-t-on pas de nouvelles formes de domination, plus subtiles, mais dont le but est d’orienter et de canaliser (et non plus d’interdire) la parole des personnes invisibles ou inorganisées dans le jeu social ?

Or, sans un véritable débat, c’est la violence qui tient lieu de mode d’expression.

Malgré ces risques, de nombreuses expériences, dans de nombreux pays, montrent que des habitants peuvent prendre une place plus grande dans la gestion des villes. L’exemple de Porto Alegre, au Brésil, est sans doute le plus connu, mais d’autres expériences se déroulent également dans le reste du continent américain ainsi qu’en Europe, en Afrique, en Asie.

En 1991, à Caracas (Venezuela), une rencontre internationale d’universitaires, de fonctionnaires, d’experts et de praticiens de la ville par la fondation Charles Léopold Mayer et l’Association pour la recherche coopérative internationale (ARCI) fut organisée pour confronter des expériences. Elle a montré la similarité des problématiques dans des milieux aussi différents que les barrios vénézuéliens, les favelas brésiliennes, les banlieues françaises et les kanpungs indonésiens. En 1993, ce réseau désormais élargi se retrouve pour une nouvelle rencontre au Brésil. De nouvelles rencontres suivent : à Turin en 1994 ; à Recife et Istanbul en 1996 ; à Dakar en 1998. De ces rencontres, que peut-on tirer en termes de constats et de propositions ?

Premier constat, largement partagé, celui des insuffisances de la démocratie représentative, qui ne suffit pas à faire entendre les aspirations des populations les plus marginalisées. Deuxième constat : il n’est plus possible d’opposer « la population » aux « décideurs » ou aux « tenants du pouvoir ». La prise en compte de la diversité sociale et de la complexité des villes est un impératif pour l’action collective. Considérer « les habitants » comme un acteur collectif porteur des mêmes aspirations et des mêmes stratégies n’est pas un point de vue acceptable.

Les participants aux rencontres appellent donc à dépasser le discours rituel sur la « participation des habitants » pour travailler de façon plus approfondie sur la démocratisation de l’Etat et des pouvoirs publics locaux. Certaines formes de concertation ne constituent en effet qu’un écran de fumée qui entrave l’émergence d’une vision plus durable et plus solide du dialogue et des modes de cogestion des villes. Il faut donc « démocratiser radicalement la démocratie » pour construire des espaces publics de débat au sein desquels pourra apparaître, dans sa diversité et sa force subversive, la parole du peuple des villes.

Accueillir la parole des citoyens

Première étape : comment favoriser l’émergence de pensées individuelles libres, autonomes et responsables, capables de créativité et de résistance ? Il faut partir de l’individu, du sujet singulier, et lui offrir les moyens de penser sa situation et de la relier à l’universel. Pour cela, quelques conditions :

  • L’accès aux savoirs. L’éducation n’est pas donnée à tous les habitants de la planète. Il faut développer des formes alternatives de transmission et d’acquisition des connaissances afin de doter les citoyens d’un bagage suffisant pour permettre une réflexion orientée vers l’action. Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs, les initiatives associatives d’éducation et d’accès à la culture, l’éducation populaire ne visent pas seulement à accroître la masse d’informations détenues par chaque individu, mais à développer les compétences qui servent à « faire société » : le savoir-être ensemble, la capacité à poser des questions, le sens critique et le libre-arbitre, la créativité personnelle, la mobilité… penser et agir par soi-même, dépasser le sentiment d’impuissance ; se sont les conditions préalables à l’engagement citoyen.
  • L’estime de soi. Lorsque la vie est trop précaire, la priorité est orientée vers le court terme et non pas vers la prise de parole. Il faut alors apporter la sécurité matérielle et mentale nécessaire, mais également restaurer la confiance entre les personnes fragilisées et la société qui les entoure. Le processus est long et il passe par la parole. En France, les universités populaires quart-monde ont été créées par l’association ATD Quart-Monde dans le but de recréer des liens et des dynamiques de reconnaissance mutuelle. Pour ceux qui s’engagent dans cette voie, il ne s’agit pas seulement d’être « à l’écoute » de ce qui se dit, mais garantir que cette écoute soit productive, c’est-à-dire que ceux qui acceptent de s’exprimer trouvent un résultat concret aux espoirs qu’ils ont mis dans l’expérience. Par exemple, la production d’un livre, d’un spectacle ou d’une autre forme d’expression manifeste publiquement la qualité d’auteur des participants et peut contribuer à amorcer un changement de statut.
  • L’information et l’expression. Il ne suffit pas de parler, il faut aussi se faire entendre. Le réseau des médias peut être mis au service de ceux qui ont rarement l’occasion de diffuser leur parole. Il s’agit aussi de s’informer, de se sentir moins seul, de s’adosser à des courants de pensée plus vastes, de renforcer son argumentation. Les médias, c’est aussi le moyen de partager des expériences avec d’autres porteurs d’initiatives, des « pairs » avec qui l’échange sera plus facile. De nombreux cas de création de médias indépendants, de formation au monde des médias ou d’initiation à l’usage d’outils comme internet, dans différents pays, montrent la richesse de ces expériences.

Mobiliser

L’éveil des consciences individuelles est nécessaire à l’émergence d’idées nouvelles et l’action collective est indispensable à leur concrétisation. Qu’est-ce qui fait bouger les gens ensemble aujourd’hui ? Les individus semblent, partout dans le monde, se replier sur eux-mêmes. Les partis politiques et les syndicats peinent à trouver des adhérents, les « classes sociales » se délitent et les crispations identitaires et ethniques. Dans un tel contexte, la mobilisation des citoyens semble improbable. Pourtant, il y a des exceptions à ce sombre tableau : quelles sont leurs conditions de réussite ?

  • Accepter la diversité pour construire l’unité. Les populations urbaines semblent éclatées, illisibles et imprévisibles. Comment exploiter de manière positive les énergies dispersées qui se font jour dans les villes ? Comment passer de sociabilités identitaires et fragmentées à des comportement citoyens orientés vers le bien commun plutôt que vers la défense d’intérêts particuliers ? Il n’y a pas de réponse unanime à ces questions, seulement des expériences ponctuelles menées par exemple au Liban, au Sénégal, aux Etats-Unis ou ailleurs. Elles nous disent qu’il est inutile de nier la diversité des situations, des langages et des cultures de la population urbaine, mais qu’il faut reconnaître cette multiplicité, valoriser les différences et ne pas chercher à les réduire à une norme commune. Il faut identifier les modes de rassemblement et d’engagement des citoyens, observer leurs façons de s’exprimer et d’agir, les articuler avec les systèmes de décision en place. Il faut alors rechercher d’autres voies que la représentation politique classique. L’interpellation des pouvoirs publics en est une. L’important est de créer des lieux de discussion intermédiaires entre les individus et les pouvoirs en place.
  • De l’autorité à la responsabilité partagée. La prise de parole publique de groupes marginalisés passe souvent par l’émergence de porte-voix. Comment aider ces leaders à devenir de bons leaders et à ne pas se transformer en chef mafieux ou en roitelets de quartier ? Les autorités publiques doivent accepter d’entrer en discussion avec les leaders auto désignés et de faire confiance à leur responsabilité, ce qui est déjà une manière de renforcer leur citoyenneté. C’est souvent, en effet, en situation de responsabilité que l’on devient responsable.
  • Un soutien pour s’organiser et se former. La formation, la connaissance des institutions, la constitution de réseaux de connaissances interpersonnels, la capacité à gérer des fonds, à rendre compte de son action auprès de ceux qui vous soutiennent : tout cela s’acquiert en général dans l’action. Les associations fournissent souvent un recours précieux, tout comme l’échange d’expériences. Il faut cependant être prudent : à vouloir trop « aider » les habitants à s’organiser, on risque parfois d’en faire trop, de les submerger de connaissances inutiles, de multiplier les actions au-delà des capacités des groupes, de personnaliser à outrance les relations avec les leaders, de vouloir aller trop vite, de forcer l’adoption d’un statut officiel d’organisation et, finalement, de tuer la dynamique en cours. L’appui financier est également indispensable mais doit être manié avec précaution.
  • Agir localement et globalement. La citoyenneté n’est pas seulement à dimension locale, certains groupes tentent de relier local et global. Partant par exemple de problèmes concrets dans les quartiers, ils élargissent progressivement leur champ d’intervention pour s’intéresser aux questions de gouvernance de la ville entière, et parfois au-delà.
  • Entrer en réseau, s’allier pour être plus forts mais aussi pour apporter des réponses plus pertinentes à des problèmes globaux, formaliser et faire circuler les savoirs : ces objectifs sont également des enjeux d’importance pour les organisations d’habitants des villes. Leur écoute ne peut cependant se passer d’une réforme des modes d’action démocratiques, y compris du côté des décideurs.

Réformer l’action publique

Favoriser la participation et la transparence du fonctionnement démocratique, réformer les modes de gouvernance, travailler sur les institutions : tout cela suppose des changements au niveau des organisations politiques locales et des processus de prise de décision.

Instaurer le débat entre pouvoirs publics et citoyens là où régnaient auparavant le silence, l’incompréhension ou les révoltes sporadiques représente un véritable défi pour les institutions. L’écart est souvent immense et c’est presque un dialogue interculturel qu’il s’agit de mettre en place. Dans de telles situations, la tentation est grande de verser dans la logique consensuelle et de conforter les positions autour d’une position donnée, en général celle des institutions. Il faut, au contraire, accepter le désaccord et reconnaître l’égalité des acteurs. Débattre, ce n’est pas rechercher un consensus autour d’une proposition, c’est rechercher du sens commun entre des positions opposées.

Construire des « communautés polémiques » dans lesquelles les différences puissent être entendues, suppose quelques conditions.

La première condition est d’élargir au maximum la scène de discussion en évitant de réduire l’échange aux seuls corps constitués (représentants officiels de tel ou tel groupe, notables). Le débat doit s’instituer entre des individus libres de toute appartenance et être accessible aux « sans-voix ».

La seconde condition est de dépasser la simple possibilité pour les habitants de s’exprimer pour aller vers la possibilité de faire changer les choses, sans pour autant offrir des réponses immédiates. Il s’agit de permettre l’ouverture d’espaces d’incertitude, de progresser ensemble dans la recherche de l’intérêt commun, d’inventer des réponses satisfaisantes à des problèmes nécessairement complexes. Cela demande aux participants un engagement dans la durée. Cela suppose également, de la part des représentants des institutions, de disposer de réelles marges de manœuvre. Beaucoup d’entre eux consacrent beaucoup de temps à mobiliser la population sans s’assurer d’avoir suffisamment mobiliser leur propre organisation et s’est ouvert la possibilité de s’engager dans des changements réels.

Troisième condition : le débat a besoin de règles, de procédures et de disciplines partagées par tous. Affichées publiquement, si possible discutées, elles conditionnent la préparation et l’organisation de chaque rencontre.

Quatrièmement, le débat a besoin de scènes visibles, de lieux ouverts et neutres, distincts des espaces traditionnels de la représentation politique, dans lesquels les acteurs ne seront pas prisonniers de rôles prédéterminés.

Enfin, le débat peut nécessiter l’action de tiers, personnes indépendantes qui, par leur position et leur savoir-faire, vont gérer les formes de l’échange. Ces médiateurs (ou accompagnateurs) du débat doivent garantir l’accès de tous à la parole, l’équivalence formelle des positions (chacun est traité sur un pied d’égalité) et le traitement effectif des points abordés. Ils devront s’attacher à faire apparaître les accords et les désaccords, à désamorcer les passions, à mettre en évidence les véritables objets du débat.

Le territoire, brique de base de la gouvernance.

Passer d’une conception sectorielle et verticale de l’action publique pour traiter ensemble les problèmes qui se posent au habitant en raisonnant à l’échelle de territoires pertinents à leurs yeux : cela relève d’une nécessaire décentralisation mais plus encore. Il s’agit d’appuyer les dynamiques locales, de favoriser les partenariats, de replacer le territoire au cœur de l’action publique.

Il faut également agir dans la durée et dans la transparence. Le suivi des décisions et des réformes issues des dynamiques participatives est une démarche impérative. Ces processus doivent en effet s’organiser dans la durée et leurs résultats doivent être rendus visibles pour éviter le découragement des habitants.

 

Sociologue, Catherine Foret a mené depuis 20 ans des recherches sur la ville pour plusieurs ministères en France et a participé à des opérations de requalification de quartiers ou d’espaces publics incluant des dispositifs de concertation avec les habitants. Elle a coordonné cet ouvrage tiré de l’expérience de la Fondation Charles-Léopold Mayer (FPH) qui a organisé des rencontres internationales d’associations d’habitants.

Quelques informations

  • Type de fiche : Note de lecture
  • Année de publication :
    2001
  • Auteur :
    Catherine FORET
  • Editeur :
    Editions Charles Léopold Mayer
  • Références :

    Collection Dossiers pour un débat n° 118 (ouvrage téléchargeable en ligne gratuitement : http://www.eclm.fr/ouvrage-93.html)