De la justification

Les économies de la grandeur

Cet ouvrage écrit en 1991 par le sociologue Luc Boltanski et l’économiste Laurent Thévenot reste une référence pour qui s’intéresse aux conflits de valeurs et à la façon de les gérer. Les deux auteurs sont partis de questions simples : quels types d’arguments sont-ils mis en avant par des individus lorsqu’ils manifestent un désaccord ? Et parviennent-ils à évoquer des valeurs communes pour trancher un différend ou sceller des accords plus ou moins durables ?

La guerre des mondes

Pour Luc Boltanski et Laurent Thévenot, les traditionnelles explications qui opposent l’intérêt général et les intérêts particuliers ne suffisent pas. La recherche d’un principe supérieur commun auxquels s’identifieraient les protagonistes d’un conflit et qu’un médiateur pourrait rechercher pour dégager une référence rassembleuse est une idée séduisante, mais existe-t-il un principe unique qui ferait l’unanimité et rassemblerait tous les hommes ou au contraire une diversité de principes généraux de même niveau auxquels ne serait opposable aucune généralité supérieure ? C’est cette dernière position qui est développée dans cet ouvrage : les arguments mobilisés par des individus en désaccord peuvent se référer à un même principe supérieur commun, mais ils peuvent aussi se référer à des « grandeurs » – autrement dit des systèmes de valeurs – différents qu’il n’est pas possible de hiérarchiser entre eux, sauf à adopter l’un d’entre eux comme référence.

L. Boltanski et L. Thévenot appellent « mondes » ou « cités » ces ensembles cohérents de valeurs mais aussi de critères permettant de juger les êtres et les choses, de distinguer le bien du mal et de définir des modalités de règlement des désaccords. Si deux parties en conflit se réfèrent au même monde, elles partagent globalement les mêmes visions et les mêmes références et leur différend pourra plus facilement être tranché au moyen d’une épreuve sensé les départager. Par exemple, si deux personnes en conflit à propos de leur droit d’usage d’une parcelle se réfèrent toutes deux à la suprématie du droit de propriété individuelle tel qu’il est prévu par les textes, l’épreuve pourra consister à aller voir un notaire et à se référer au droit. Par contre, si deux personnes ne se réfèrent pas au même monde, il est difficile de trouver une épreuve pour les départager car celle-ci pourra apparaître comme légitime à l’un mais pas à l’autre. Par exemple, si une personne se réfère au droit de propriété individuelle et l’autre à la notion de patrimoine collectif des espaces ruraux, la visite chez le notaire ne résout rien. Dans ce cas, on peut envisager, non pas un accord qui sera reconnu comme légitime par les deux protagonistes, mais un compromis temporaire donnant satisfaction à l’un et à l’autre sans les faire renoncer à leur systèmes de valeurs.

Les six mondes

1. Le monde domestique

Dans le monde domestique, le respect de la tradition et des hiérarchies sont des valeurs centrales. L’habitude, l’ancienneté des pratiques, l’appartenance à un lieu, l’antériorité de la situation des personnes (« je suis d’ici »), la notion de racine, la descendance d’une lignée – même modeste – permettent de qualifier les personnes. Les notions de famille et de chef sont valorisées, ainsi que l’éducation, le savoir-vivre, la politesse, l’âge.

Pour ceux qui défendent ces valeurs, l’exubérance et la rêverie sont des attitudes suspectes car instables et soumises aux affects. A la notion de citoyenneté mise en avant par d’autres, ils préfèrent la responsabilité personnelle et l’autorité du père. Ils pensent que tout ne s’achète pas et dénoncent les dérives marchandes qui réduisent au rang d’objets échangeables certains biens dont la valeur est patrimoniale. Ils critiquent le formalisme des procédures, la fausse universalité des savoirs scientifiques, la standardisation des industries et l’abandon des valeurs traditionnellement transmises par la famille.

2. Le monde marchand

Dans le monde marchand, l’échange règle les rapports entre les biens et les personnes. La recherche de richesse, l’intérêt, l’ambition et la liberté individuelle sont des valeurs positives car elles mettent en concurrence et stimulent l’innovation. Les individus clés sont des vendeurs, des acheteurs ou des intermédiaires, le marché est un ordre naturel et le prix une référence de la valeur des choses.

Depuis ce monde, le monde domestique est critiquable car il est celui de la sujétion et des particularismes qui sont autant d’obstacles à l’échange. Les tenants de ce monde attendent des autres une maîtrise de leurs émotions et critiquent le caractère éphémère de la recherche de la célébrité. Pour eux, l’espace public doit être maîtrisé et laisser suffisamment d’espace à l’initiative individuelle. L’égalité des citoyens est un mythe qui entrave la liberté. La rigidité des procédures, des organigrammes, des technocraties est souvent assimilée au passé.

3. Le monde industriel

Le monde industriel n’est pas seulement celui de l’industrie, c’est celui de tous ceux qui mettent en avant les notions d’efficacité et de performance, d’organisation et de système, de fiabilité et de progrès. C’est le monde des ingénieurs et des spécialistes des process, pour qui les notions d’expertise, d’outil et d’évaluation sont centraux. Le « fonctionnement optimisé » des systèmes productifs est leur objectif : il démontre un pouvoir de contrôle qui grandit les êtres.

Ses promoteurs critiquent, dans le monde domestique, l’inertie et les particularismes qui s’opposent au progrès ainsi que l’incompétence des chefs autoproclamés. Dans le monde marchand, les caprices des marchés et l’irrationalité des prix les désorientent. Ils jugent avec méfiance l’imprévisibilité du rêve, le côté désordonné du geste créatif. A ceux qui mettent en avant les valeurs civiques, ils opposent les lourdeurs administratives et le coût des politiques publiques.

4. Le monde civique

Dans le monde civique, le principe supérieur commun est représenté par la prééminence du collectif et de la volonté générale. Le droit donnés aux individus, la participation, la réglementation et la législation, l’Etat et les institutions démocratiques sont célébrés en ce qu’ils mettent en évidence l’égalité des citoyens et la cohésion sociale. La gratuité et le libre accès, le recours au vote, le renoncement au particulier au profit de l’action collective, l’évocation de justes causes sont parmi les principes mis en avant.

Dans ce monde, inspiration et créativité sont suspectées d’être des démarches individualistes et improvisées. Le monde domestique est supposé porteur de liens de sujétion (le paternalisme) et d’autoritarisme, donc d’arbitraire. Le monde marchand est vivement critiqué : porteur de valeurs égoïstes, il réduit le citoyen à un client ou à un consommateur, les choses et les êtres à des marchandises échangeables.

5. Le monde de l’opinion

Ce monde accorde une valeur prépondérante à la célébrité, à la réputation, à l’image ou à la renommée. La dignité des personnes et la qualité des choses viennent de leur reconnaissance par le plus grand nombre et de leur caractère exemplaire, auquel les autres tenteront de s’identifier. La convergence des opinions représente en effet le signe du succès et un indicateur de la valeur des êtres.

Pour ce monde, le singularisme n’a que peu d’intérêt s’il n’est pas associé à la renommée. Ce qui, dans le monde domestique, reste secret et réservé à des initiés, n’en a pas plus. Les tenants du monde industriel, coupés du monde par leur expertise et leur jargon, ou ceux du monde civique, qui se cachent derrière l’anonymat du collectif et des grandeurs impersonnelles, ne sont pas considérés comme « grands ».

6. Le monde de l’inspiration

L’inspiration est avant tout un état intérieur spontané, singulier et hors de toute maîtrise. Les créateurs et les poètes sont les figures emblématiques de ce monde qui touche ceux qui cherchent à s’échapper de l’habitude, des conventions et des règles. L’imaginaire, l’aventure intérieure, le vagabondage, l’imprévu, le caractère éphémère des états et des choses sont les figures harmonieuses de ce monde.

Ce monde critique les notions de permanence et de hiérarchie du monde domestique, le caractère superficiel et le manque d’authenticité du monde de l’opinion, le côté impersonnel et discipliné du monde civique. Au monde marchand, il reprochera sa sujétion à l’argent et au monde industriel, l’oppression du raisonnable, de la compétence et de l’autorité qui entrave la liberté des individus.

Les figures du compromis

Les individus ne sont pas enfermés dans ces différents mondes. Au contraire, chacun se réalise dans plusieurs d’entre eux et doit affronter quotidiennement des situations relevant de mondes distincts, savoir les reconnaître et se montrer capable de s’y adapter.

En cas de désaccord, les individus pourront se référer implicitement aux valeurs d’un même monde et se départager au moyen d’une « épreuve », c’est-à-dire d’une procédure reconnue valide dans ce monde grâce au statut accordé aux personnes ou aux choses mobilisées (le recours au notaire dans l’exemple cité plus haut). Mais ils pourront également évoquer des valeurs relevant d’un autre monde et contester éventuellement la valeur des épreuves qu’on leur propose pour en proposer une autre. Aucun des mondes n’est étranger à la notion de bien commun, mais cet objectif ne revêt pas pour tous le même contenu.

Si aucune épreuve n’est considérée comme possible ou acceptable, les protagonistes pourront élaborer un compromis. En effet, chacun des mondes peut dresser avec les autres des « passerelles ».

Par exemple, le monde de l’inspiration et le monde domestique peuvent trouver des similitudes entre la relation initiatique de maître à élève et la relation de filiation et d’apprentissage qui lie le père à son fils. Le monde de l’inspiration et le monde civique trouveront des figures emblématiques communes dans celles du révolutionnaire et de l’idéaliste, qui s’affranchissent des conventions pour le bien de la collectivité. Le monde domestique et le monde marchand accordent tous deux beaucoup d’importance aux relations interpersonnelles et à la confiance. Le monde domestique et le monde civique trouvent un point d’accord dans le savoir-vivre et le respect des règles. L’efficacité du service public offre un exemple de compromis entre le monde civique et le monde industriel. Etc.…

Il est également possible de suspendre l’impératif de justification en trouvant un arrangement matériel ou symbolique permettant à chacun de préserver l’essentiel au regard des valeurs qu’il met en avant, ce qui a pour effet de renoncer à régler le différend « sur le fond ». Ce procédé, que les auteurs qualifient de « relativisation » passe par un accord mutuel pour convenir que « rien n’importe » et que les circonstances commandent. La relativisation peut constituer une réponse à la peur d’affronter une épreuve et elle suppose un accord entre les personnes pour mettre de côté la notion de justice. Ce type de compromis a pour principal avantage d’éviter de faire des individus des gagnants ou des perdants, et pour principal inconvénient d’être instable et temporaire. Mais il est parfois la meilleure source d’accord entre des individus qui ne peuvent pas renoncer à leurs mondes de référence, sauf à accepter de renoncer à une partie d’eux-mêmes.

Quelques informations

  • Type de fiche : Note de lecture
  • Année de publication :
    1991
  • Auteur :
    Luc Boltanski ; Laurent Thévenot
  • Editeur :
    Gallimard