Conflit et participation

Le cas des choix publics territoriaux

Dans leur introduction, Luigi Bobbio et Patrice Melé proposent des éléments de réflexion sur les rapports entre concertation et conflit. Ils se basent sur les articles suivants et plus largement sur la littérature sur le sujet. Ils abordent cette question sous deux angles : normatif et analytique.

Un regard normatif : faut-il prendre parti pour le conflit ou pour la participation ?

La concertation est parfois accusée de brider les conflits, parfois de favoriser leur développement. La première proposition est peut-être la plus répandue. On accuse la concertation (notamment dans ses formes institutionnalisées, c’est-à-dire impulsée et encadrée par les institutions) de créer de faux consensus et d’être instrumentalisée pour étouffer les controverses. On peut dire même qu’au cours des dernières années, la sympathie va plutôt à la contestation qu’à la concertation institutionnalisée. Le conflit est vu comme sain, comme l’indicateur d’une liberté de pensée et donc de qualité de la démocratie. La concertation pourrait être vue comme un moyen, non pas d’annihiler les conflits mais d’expliciter les enjeux, d’offrir une voie de sortie honorable aux parties prenantes et de progresser, mais cette vision des choses n’est pas si répandue. Le plus souvent, la concertation est vue comme un renoncement à l’expression des différences. Cette vision ignore le fait que les conflits qui n’évoluent pas se figent, ce qui n’est pas une perspective très encourageante…

On se pose rarement la question de la légitimité du conflit alors qu’il y a quelques décennies encore, on tendait souvent à considérer comme justes les conflits qui contestaient l’ordre établi. Aujourd’hui, des habitants qui s’opposent à l’implantation d’une décharge d’ordures ménagères près de chez eux et qui imposent aux autorités d’exporter leurs déchets, comme on l’a vu en Italie, sont-ils légitimes en suscitant ce conflit ?

S’il est difficile de distinguer les bons et les mauvais conflits, peut-on dire comme le font certains chercheurs qu’il existerait des conflits solubles dans la concertation et d’autres qui ne le seraient pas ? Les premiers porteraient sur des enjeux partageables et pourraient se régler par une répartition équitable ; les seconds porteraient sur des enjeux non divisibles et devraient donc passer par la victoire d’une partie sur l’autre. Dans la réalité, cette distinction n’est pas si nette et il s’avère que c’est souvent l’attitude des parties plus que la nature de l’enjeu qui fait le caractère négociable ou non d’un conflit. Des auteurs comme Susskind ou Fisher et Ury ont montré que des revendications apparemment irréconciliables pouvaient cacher des intérêts conciliables et que dans ce cas, des solutions « intégratives » (préservant l’essentiel des intérêts de chacun) étaient donc possibles.

« Si on cherche le consensus, on nie le conflit » : cette reflexion n’a pas de fondement. Ceux qui militent pour la démocratie délibérative ne cherchent pas à éviter les conflits ni à les apaiser, mais à progresser à partir d’eux. D’ailleurs, le désaccord est nécessaire au dialogue : c’est le conflit qui nourrit la délibération. On aurait tort de réduire la concertation à une conversation policée entre personnes raisonnables, alors que les « vrais » sujets seraient traités de façon conflictuelle dans l’espace public.

Il est vrai que la concertation est parfois vue (par exemple par des élus) comme un moyen de faire taire les conflits. Mais c’est là une perversion de son objectif.  Quand elle est bien organisée, les conflits s’y expriment et les acteurs minoritaires ou peu organisés, souvent incapables de provoquer des conflits par ailleurs, peuvent s’y faire entendre.

La question n’est donc pas de choisir entre le conflit et la concertation. Il faut juger l’un et l’autre à leur capacité de faire porter l’attention sur des enjeux importants, de donner la parole y compris aux plus faibles, de déboucher sur des solutions.

Un regard analytique : que font les conflits à la concertation et vice-versa ?

En fonction du contexte (notamment de son degré de conflictualité) et du type de concertation (un jury citoyen, une commission locale sur les risques industriels, un débat suscité par une institution publique sur un projet d’aménagement…), la place du conflit et des groupes mobilisés dans la concertation peut diverger fortement. Les relations entre les acteurs locaux et l’attitude des institutions jouent là un rôle décisif.

Alors que certains chercheurs, on l’a vu précédemment, accusent la concertation d’étouffer le conflit, de nombreux élus craignent au contraire qu’elle ne favorise leur déclenchement. Dans les articles présentés ici, cette crainte ne se vérifie pas. Certes, les concertations peuvent offrir des tribunes aux opposants, populariser les oppositions ou modifier les rapports de force. Mais les tentatives de garder le secret sur certains projets alimentent également les oppositions.

La concertation contribue-t-elle à favoriser l’acceptation des projets ? Là encore,  il est difficile de le dire au vu des cas présentés. Les maîtres d’ouvrage sont souvent soupçonnés de chercher à manipuler les échanges à leur avantage. Cette suspicion n’est pas toujours fondée mais même lorsque c’est le cas, le succès n’est pas assuré. Finalement, l’issue d’un conflit au terme d’une démarche de concertation conserve une bonne part d’imprévisibilité.

En conclusion, Luigi Bobbio et Patrice Melé suggèrent de relativiser l’opposition entre conflit et concertation. Même s’il arrive que la participation institutionnalisée soit l’ennemie du conflit et vice-versa, il arrive aussi que des synergies soient possibles. Le conflit peut nourrir la participation et lui donner du sens. La participation peut offrir un débouché aux conflits. Protestation et dialogue sont parfois nécessaires l’un à l’autre. Leur coexistence n’est pas toujours pacifique, elle est faite de tensions, mais on peut les considérer comme des modalités différentes mais imbriquées de mise en débat des décisions publiques. La question du conflit invite également à prendre en considération le contexte de la participation, à ne pas considérer seulement le dispositif de dialogue et son fonctionnement, mais également les relations avec ce qui l’entoure. Mieux étudier les relations entre conflit et concertation peut donc s’avérer une piste à creuser par les chercheurs.

Cinq articles suivent cette introduction, deux d’entre eux sont présentés ici.

Entre conflit et participation : double apprentissage dans un mini-public et un mouvement de contestation

Lors d’une recherche effectuée à l’occasion de sa thèse, Laura Seguin  a suivi deux expériences. D’une part, une conférence de citoyens organisée par l’association Ifrée en Poitou-Charentes en partenariat avec des institutions locales, sur la question très controversée localement de la gestion des ressources en eau. D’autre part, la mobilisation d’un collectif ardéchois qui s’oppose à l’exploitation des gaz de schiste.

En Charentes, la politique de démocratie participative initiée par la Région a eu un effet imprévu. Elle a contribué à développer les capacités de la société civile, à permettre son irruption dans les négociations entre agriculteurs et institutions publiques et à renforcer les conflits sur l’eau. C’est dans la perspective de la mise en place d’un Commission locale de l’eau qu’un établissement public territorial de bassin a accepté la mise en place par l’Ifrée d’un panel de citoyens pour donner un avis sur ce sujet. Face à la pression de certains responsables qui préfèreraient que les citoyens soient interrogés sur leurs comportements individuels en matière d’usage de l’eau, l’Ifrée refuse la dépolitisation du débat et pose la question de la compatibilité entre les usages de l’eau et le bon état des ressources. La question agricole est donc au cœur des échanges. Les débats sont parfois vifs mais les animateurs encouragent les attitudes coopératives

En Ardèche, le secret qui a entouré les recherches sur les gisements de gaz de schiste a provoqué une indignation sur le territoire et la constitution de mouvements d’opposition, souvent avec l’appui des élus locaux.  Le Collectif 07 est surpris par l’ampleur de la mobilisation et tente rapidement de conjuguer les manifestations de force avec une attitude coopérative et fait le choix de la non-violence. Les comportements ouvertement belliqueux sont critiqués, ce qui suscite quelques défections au sein du mouvement. Le Collectif mobilise des outils comme le débat mouvant ou le théâtre-forum afin de faciliter l’expression des opinions.

Dans les deux situations, les animateurs tentent d’exclure la violence sans éluder le conflit. Pour eux, l’enjeu est de passer de l’affrontement au débat argumenté et d’assumer les différences d’opinion. Il faut aussi apprendre à délibérer, c’est-à-dire à passer à une étape de proposition en recherchant des points d’accord, sans pour autant occulter les aspects qui ne font pas l’objet de consensus. Ce mode de discussion relève d’un apprentissage pour les participants qui perdure dans le cas Ardéchois.

Autre apprentissage : rendre la parole collective audible par les pouvoirs publics. En Ardèche, cela passe par la construction d’une expertise scientifique sur le sujet par les membres du collectif. En Poitou-Charentes, cela consiste à évacuer toute proposition jugée radicale qui ne serait pas « entendable ».

Quelle réponse aux conflits d’aménagement ? De la participation publique à la concertation

Jean-Marc Dziedzicki, ancien responsable des questions de concertation au sein de SNCF Réseau, estime que face à la recrudescence des conflits portant sur les aménagements, l’ouverture d’espaces de participation du public ne suffit pas. Il faut passer à une dynamique de concertation, c’est-à-dire à la recherche d’une solution au conflit par le dialogue entre des parties qui évoluent vers une posture de « coopération conflictuelle ».

Le conflit a en fait quatre composantes principales :

  • Le conflit sur les incertitudes traduit la perception de risques liés à un projet (nuisances, effets sur la santé ou la nature…) ; le sentiment d’injustice (les riverains supportent à eux seuls les effets négatifs d’un équipement qui bénéficie à toute la collectivité) est également à classer dans cette catégorie. On y répond en tentant de réduire les impacts ou au moins de les objectiver.
  • Le conflit substantiel traduit un désaccord sur le bien-fondé du projet et remet en cause des orientations générales (la politique des transports, par exemple). On y répond en engageant un débat sur la politique publique qui sous-tend le projet, en interrogeant et explicitant ses orientations.
  • Le conflit structurel conteste la légitimité des décideurs, la compétence des experts, la justesse de la notion d’intérêt général qui est mise en avant. Il remet en cause le monopole des autorités publiques dans la définition de l’intérêt général. Il est difficile d’y répondre. L’expérience montre que des réponses aux autres types de conflit contribuent cependant à le réduire. Par exemple, faire des efforts pour réduire les risques (réponse au conflit sur les incertitudes) et expliciter les choix politiques (réponse au conflit substantiel) peut renforcer la légitimité du maître d’ouvrage.
  • Le conflit de procédure remet en cause le processus décisionnel : manque de transparence, exclusion de la population, insuffisance du dialogue. On y répond en renforçant ou en faisant respecter les droits des participants, en assurant la bonne marche du processus de dialogue, éventuellement en faisant intervenir un tiers garant.

Trop souvent, la mise en place de processus de participation est vue comme une réponse au conflit alors qu’elle ne répond véritablement qu’au conflit de procédure. Or, il faut donner des réponses aux autres types de conflit et la participation actuellement n’est pas prévue pour cela. Il faut donc inscrire la participation du public dans une ambition plus vaste qui est de déboucher sur des accords : c’est le but de la concertation.

Il existe de nombreuses façons d’agir face au conflit : l’évitement, la concession, la décision autoritaire, le recours à l’arbitrage d’un tiers, le vote, la négociation, la coopération ou la relation contractuelle. Certains modes d’action visent à une victoire d’un camp sur l’autre (conflit destructeur), d’autres visent à un partage des gains (conflit constructif). La participation du public est un élément constitutif d’une stratégie plus systémique qui a pour objectif de donner une issue constructive aux conflits.

 

Trois autres articles ne sont pas résumés ici : celui de Gianfranco Pomatto sur des conflits d’aménagement en Italie, celui d’Emmanuel Martinais sur la prévention de risques industriels et celui de Marie-José Fortin et Yann Fournis sur les mobilisations contre le gaz de schiste au Canada. Pour les lire, consulter la revue en ligne.

 

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