
Jeux de rôles et systèmes multi-agents
Des outils pour simuler des situations dans des concertations locales
Les systèmes multi-agents (SMA) sont des modèles informatiques simulant des situations complexes, comme la gestion de territoires ou de milieux naturels. Dans le cadre de concertations en cours ou de formations, ils peuvent servir de base à la mise en place de jeux de rôles.
Objectifs
• Mieux comprendre les interactions homme-milieu
• analyser les pratiques de concertation
• tester des scénarios de gestion multi-acteurs
• lorsque les joueurs jouent leur propre rôle, rendre explicites leurs stratégies de gestion ou de concertation
• lorsque les joueurs jouent un autre rôle que le leur, prendre conscience des contraintes de l’autre.
Le principe
Autour d’une interface graphique, comme une carte ou un plateau de jeu, des joueurs représentant des acteurs locaux simulent des actions de gestion d’un territoire et le SMA calcule les effets de leurs choix sur l’évolution des ressources disponibles, de la végétation, de la faune ou du paysage. Cela permet aux joueurs de prendre conscience des conséquences de leurs actions et de la nécessité de se coordonner entre eux pour atteindre les buts recherchés.
Les modalités de concertation sont laissées au libre choix des joueurs ou de l’animateur du jeu. La spécificité des SMA est d’obliger les joueurs à prendre en compte les réponses du milieu à leurs actions, celui-ci intervenant en quelque sorte dans le jeu.
Le jeu est sensé refléter la réalité des interactions entre les actions des joueurs et l’évolution du milieu, car leur compréhension est l’un des buts de l’outil. Cela suppose, de la part du programmateur, l’introduction préalable d’un certain nombre d’hypothèses dans les systèmes d’équations qui composent le modèle. Cette introduction n’est évidemment pas faite au hasard et passe par l’observation préalable de la réalité, et en général par la mobilisation de travaux de recherche. La conception et la mise en œuvre d’un SMA requièrent aujourd’hui un investissement, financier et en temps, relativement important.
Les SMA sont développés principalement par des équipes de recherche et les jeux de rôles qui en sont dérivés sont utilisés à titre expérimental. Il en existe une grande diversité, chacun d’entre eux simulant un milieu particulier : une rizière au Laos, un récif corallien dans le Pacifique, un périmètre irrigué au Sénégal, un bassin hydrique en Ardèche, une roselière en Méditerranée, etc. Chaque SMA représente donc un contexte spécifique défini par une situation, des types d’acteurs, des actions possibles, les réponses du milieu, etc.
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Un exemple : ButorStar
ButorStar est un jeu de rôles basé sur un SMA qui simule le fonctionnement d’une roselière en région méditerranéenne.
Chaque joueur dispose d’une carte représentant la frange d’un étang plantée de roseaux, découpée à la façon d’un échiquier. Des couleurs simulent différents types de milieu : prairie, friches, roselière, eau…
Le jeu, prévu pour 2 à 12 joueurs, met en scène des chasseurs, des éleveurs, des exploitants de roseaux, des naturalistes et le maire de la commune. Répartis autour de différentes tables, ils peuvent, en fonction du rôle attribué, réaliser certaines interventions sur le milieu : chasser, couper le roseau, faire pâturer un troupeau, acheter ou vendre du bétail, créer des digues, réaliser des comptages d’oiseaux, solliciter des subventions publiques, réaliser des aménagements divers… Ces règles du jeu sont issues d’observations de situations réelles et peuvent être modifiées par le maître du jeu pour s’adapter à de nouvelles situations. Chaque intervention a un coût et chaque acteur dispose d’un budget, qui évolue au cours du jeu en fonction de son activité, mais également en fonction des effets sur le milieu des pratiques des autres joueurs.
En outre, le niveau d’eau dans l’étang doit être défini périodiquement par les joueurs au terme d’une concertation qu’ils ont toute liberté d’organiser.
Régulièrement, leurs options sont transmises à un opérateur qui les saisit sur un ordinateur. C’est le SMA qui détermine, en fonction des dynamiques écologiques du milieu naturel, les résultats attendus de l’action combinée des joueurs.
Les dynamiques de dialogue ne sont donc pas définies par le jeu. C’est aux joueurs de décider s’ils doivent ou non se concerter, et de quelle façon. Les objectifs de chacun ne sont pas prédéfinis et il revient aux joueurs de les formuler. Après les séances de jeu, une discussion s’engage sur les enseignements qui peuvent en être tirés, sur les similitudes et les écarts entre le jeu et la réalité, sur les perspectives pour l’action.
« Ca m’a aidé à discuter et à comprendre les problèmes de tout le monde. C’était un jeu, mais derrière ça, c’était la réalité » déclare ainsi un participant.
Développé par Raphaël Mathevet (CNRS de Montpellier), ButorStar a été expérimenté en 2007 par des acteurs locaux du département de l’Hérault afin de leur permettre d’analyser collectivement leurs actions de gestion d’un étang. Information sur ButorStar : http://cormas.cirad.fr/fr/applica/butorStar.htm.
Déroulement-type d’un jeu de rôles assisté par un SMA
- Dans une situation qui leur est proposée, des joueurs doivent décider d’actions individuelles ou collectives à mener sur un territoire.
- L’opérateur saisit ces choix sur un ordinateur afin que le SMA calcule les effets prévisibles sur l’évolution du milieu.
- Les résultats sont communiqués aux joueurs.
- Les joueurs en prennent connaissance et, s’ils le souhaitent, se concertent pour ajuster leurs actions et faire de nouveaux choix.
- Les choix sont saisis et l’évolution du milieu est recalculée par le SMA.
- Les joueurs se concertent à nouveau et réajustent leurs actions.
- Après plusieurs tours, les joueurs discutent des enseignements du jeu et des conséquences qu’ils en tirent pour leur action quotidienne.
Que peut-on en attendre ?
Clarifier les objectifs
En introduisant l’espace et le temps dans un exercice de dialogue entre acteurs locaux, les SMA facilitent l’appréhension des problèmes que pose la gestion de systèmes complexes et de processus de long terme. Cependant, un jeu de rôles assisté par un SMA n’est pas une scène de concertation en soi, c’est un outil dont le principal objectif est de constituer un espace de réflexion collective destiné à stimuler le véritable processus de concertation, grâce à :
- la discussion des effets combinés des actions des joueurs sur le milieu et des interrelations entre elles ;
- la création d’une situation de concertation fictive et la prise de recul critique par rapport à la concertation réelle ;
- le partage, par les acteurs locaux eux-mêmes, de leurs connaissances et de leurs stratégies ;
Certains chercheurs utilisent ces jeux de rôles pour co-construire des scénarios de gestion applicables ensuite dans la réalité, mais d’autres estiment cela risqué, compte tenu des écarts toujours possibles entre le modèle et la réalité, de l’incertitude des paramètres introduits, du nombre restreint de joueurs, etc. Si cela doit être entrepris, il convient d’analyser les résultats avec prudence et de les valider ultérieurement.
Les objectifs de type « Faire prendre conscience aux acteurs locaux que… » doivent être examinés avec prudence afin de ne pas plaquer sur eux des problématiques qui leur sont étrangères ou qu’ils ne jugent pas prioritaires. Il ne faut pas confondre non plus les objectifs de recherche poursuivis par des scientifiques et ceux des acteurs locaux. Enfin, attention au mythe de l’outil miracle qui résoudra des difficultés méthodologiques mal identifiées. Par exemple, si un jeu de rôles peut contribuer à engager un dialogue sur les pratiques et représentations des acteurs locaux, il ne peut pas à lui seul les faire passer de l’opposition à la collaboration. Un climat de confiance (entre eux et avec l’animateur) est indispensable afin que les joueurs ne dissimulent pas leurs véritables stratégies.
Un objet médiateur
Le jeu de rôle assisté d’un SMA constitue espace de dialogue fictif, ludique et dépourvu d’enjeu décisionnel, mais suffisamment proche de la réalité pour permettre l’expression par les acteurs locaux de leur vision de cette réalité. C’est une sorte d’objet médiateur qui offre un cadre sécurisé de débat et d’expression des participants. Pour cela, une certaine similarité entre la réalité et le jeu est nécessaire.
Le statut des savoirs
La majorité des SMA mobilisent des savoirs scientifiques, considérés comme des gages de crédibilité. Il est possible d’y intégrer également les savoirs empiriques des acteurs locaux, après la mise en débat d’éventuelles controverses. La critique des hypothèses du SMA par les joueurs peut s’avérer productive, sous réserve que l’animateur soit apte à répondre aux questions ou organiser leur traitement ultérieur, sans les évacuer. A cette condition, les joueurs peuvent entrer dans la « boîte noire ».
L’indispensable débriefing
La discussion postérieure au jeu est incontournable. Elle permet aux joueurs de prendre de la distance et de tirer des enseignements pertinents. Elle peut être guidée par les questions suivantes :
- Le jeu vous paraît-il réaliste ? (critique et identification des écarts avec la réalité)
- Pouvez-vous expliquer vos choix ? (explicitation et confrontation des pratiques, visions, savoirs, objectifs…)
- Qu’avez-vous appris ? (perspectives).
L’expérience montre que les joueurs conservent toujours une possibilité de dissimulation ou de provocation au cours du jeu. Cela est d’autant plus important quand la confiance ou la transparence manquent, ce qui peut être le cas si les relations sont tendues ou le contexte incertain. Dans aucun cas, le jeu ne peut donc être utilisé pour connaître les stratégies réelles des acteurs locaux, mais d’éventuelles incohérences entre le jeu et la réalité peuvent être relevées afin d’être discutées.
Perspectives
Mettre en œuvre un SMA
La mise au point d’un modèle informatique suppose un investissement important, à la portée cependant d’une association ou d’une collectivité territoriale pour peu qu’elles sachent s’entourer de professionnels compétents. Cela suppose cependant :
- que des données (naturalistes par exemple) soient disponibles en ce qui concerne les dynamiques territoriales concernées ;
- qu’un informaticien puisse mobiliser les bases logicielles existantes pour construire un SMA adaptée à la problématique locale ;
- qu’un animateur soit formé à l’utilisation des SMA et des jeux de rôles.
L’expérience montre le rôle décisif de l’animateur. Très présent, il fixe les règles du jeu, guide son déroulement et son rythme, peut introduire des événements imprévus, organise le débriefing, répond aux questions des joueurs, etc. Il existe un risque que cette forte présence ne soit utilisée comme outil de pouvoir.
Des outils pour la formation
Les jeux de rôles, en invitant les participants à adopter une posture active et en présentant un côté ludique, les mobilisent, suscitent leur curiosité et introduisent de façon utile des apports de connaissances à détailler ultérieurement sous une forme plus conventionnelle. Là encore, le débriefing constitue une étape indispensable et suppose la présence d’un animateur disposant des compétences nécessaires
Et dans l’avenir ?
Pour le moment, les SMA restent des outils expérimentaux. Dans l’avenir, peut-on imaginer que des modèles informatiques maniables et polyvalents soient disponibles sur le marché, comme cela est déjà le cas dans le domaine du management ou des process industriels ? Dans ce cas, des précautions devront sans doute être prises pour éviter de possibles dérives.