
La légitimité démocratique.
Impartialité, réflexivité, proximité
Quels sont les principes qui légitiment l’exercice du pouvoir dans une société démocratique ? Désormais, le recours à l’élection ne suffit plus à asseoir l’autorité : un pouvoir démocratique doit se plier à des épreuves de validation qui sont autant de reflets des nouvelles attentes des citoyens. Avec cet ouvrage, Pierre Rosanvallon poursuit la réflexion engagée dans son précédent ouvrage, La Contre-démocratie (Seuil, 2006), dans lequel il examine la défiance des citoyens envers le pouvoir et les trois façons qu’ils ont de la mettre en pratique : la surveillance (vigilance, dénonciations dans la presse, etc.), le veto (grève, désobéissance, vote…) ou le jugement (évaluation, judiciarisation). Tout en rappelant que ces pratiques garantissent la richesse de la vie démocratique, il met en garde contre leurs dérives contestataires et populistes qui se traduisent par un repli sur des positions particulières inconciliables avec une vision globale de la société.
Qu’est-ce qui légitime le pouvoir ?
En introduction à ce nouvel ouvrage, Pierre Rosanvallon revient sur les sources de la légitimité du pouvoir. Il n’est pas contesté qu’en démocratie, le peuple en est à l’origine. Mais l’élection, qui reste une technique de prise de décision efficace, ne peut plus constituer un principe de justification car l’idée qu’une fraction de la population – fût-elle majoritaire – définisse l’intérêt général (on fait « comme si » le plus grand nombre valait pour la totalité) ne va plus de soi dans une société de plus en plus considérée comme une mosaïque de minorités.
A la fin du 19è siècle, la naissance d’une administration publique forte, c’est-à-dire compétente (car soumise à une formation exigeante et sélectionnée par un concours) et capable d’une certaine autonomie vis-à-vis du pouvoir politique (notamment du fait de sa sécurité d’emploi), est également justifiée par le souci de préserver l’intérêt général au nom d’une autre légitimité : celle qui résulte de la reconnaissance de son savoir et de ses principes d’action.
La tension savamment entretenue entre la légitimité procédurale des élus (le passage par les urnes) et la légitimité substantielle des fonctionnaires (l’adéquation à une norme et des valeurs) commence à s’effriter dans les années 1980, du fait de la désacralisation de ces deux piliers de la démocratie.
L’affaissement de ces fondements a créé un vide, mais de nouvelles attentes citoyennes sont progressivement apparues. Les notions d’impartialité et d’indépendance, par exemple, fondent désormais l’autorité d’institutions de surveillance ou de proposition. La réflexivité, c’est-à-dire la recherche, au terme d’une démarche réflexive, de la préservation de la diversité des intérêts apparaît également légitime dans la définition du bien commun. Enfin, la reconnaissance des singularités et la prise en compte des particularismes au moyen d’une gestion politique « au plus près » des individus fonde la légitimité de proximité. Ces nouveaux principes de légitimité – l’impartialité, la réflexivité et la proximité – justifient d’autres façons, à la fois concurrentes et complémentaires du passage par les urnes ou par les concours, de parler au nom de la société, c’est-à-dire d’être reconnu comme démocratiquement légitime. Les institutions et les pratiques sociales qui leurs sont liées ne sont pas encore stabilisées, elles font l’objet d’évolutions constantes et créent le champ de la démocratie indirecte, qui fait système avec la démocratie élective. L’articulation de ces deux champs constitue une tentative de concilier l’aspiration au consensus qui permet de gouverner et la reconnaissance des différences existantes dans la société. Elle permet de pallier les insuffisances du principe de décision (la majorité) et de l’idéal de justification (l’unanimité) qui sous-tendent le fonctionnement démocratique.
La légitimité d’impartialité
Il existe quelques précédents historiques d’application de ce principe, notamment lorsque les villes italiennes des 12è et 13è siècles choisissaient leurs dirigeants parmi les podestats, des administrateurs professionnels non originaires du lieu, censés gouverner en toute impartialité car non inféodés aux clans locaux et à leurs disputes. Plus près de nous, les institutions dont la légitimité est fondée sur l’impartialité se sont multipliées en France à partir de la fin des années 1970 : ce sont les hautes autorités, conseils, commissions ou comités comme la HALDE, le CNIL ou l’AMF . Très critiquées au début par les élites politiques qui leur reprochaient de n’avoir pas de comptes à rendre devant les électeurs, elles répondent cependant à une forte attente sociale, née de la méfiance des citoyens envers ces élites.
Ces institutions fondent leur légitimité sur leur indépendance (par exemple, par le fait que leurs membres ne soient pas révocables par le pouvoir politique) mais également sur leur efficacité. Leur légitimité est donc précaire, susceptible d’être remise en cause au vu de leurs résultats ou des soupçons d’influence par les groupes d’intérêts ou les pouvoirs en place.
La légitimité de réflexivité
L’élection est un procédé imparfait, qui confond le citoyen avec l’électeur ou la volonté de la majorité avec celle de la société. Corriger ces imperfections relève d’une activité de réflexivité, qui se manifeste en particulier par une exigence d’examen et de validation des initiatives des pouvoirs publics. C’est le rôle des cours constitutionnelles, outils de contrôle de la constitutionnalité, qui s’est considérablement accru dans de nombreux pays depuis plusieurs années. Elles jouent le rôle de gardiennes des valeurs démocratique et de la mémoire politique, basant leur action sur une activité de délibération. Les cours constitutionnelles n’ont pas le monopole de cette fonction : nombre d’organisations de la société civile jouent également un rôle de veilleurs actifs.
La légitimité de proximité
Les citoyens attendent des gouvernants qu’ils soient proches d’eux. En 2002, la loi sur la démocratie de proximité officialise une évolution qui avait commencé à prendre corps avec la décentralisation. Les citoyens attendent de la proximité que les pouvoirs publics prennent mieux en compte leurs particularités et préfèrent l’arrangement à l’application aveugle de la règle. C’est dans l’interaction, l’empathie, la négociation que se construit une nouvelle source de légitimité dont les résultats se traduisent pour les citoyens par une meilleure prise en compte de leurs spécificités, par le sentiment d’être reconnus et respectés, donc par la possibilité de conserver une estime d’eux-mêmes. La politique de « l’attention » envers le citoyen, est une attente sociale de plus en plus importante : le citoyen attend moins du responsable politique qu’il lui ressemble mais plutôt qu’il le comprenne.
La proximité n’est pas seulement une attention portée dans le discours aux particularismes ou une politique de la présence des élus auprès de leurs concitoyens. Si elle se réduit à une stratégie de communication, elle représentera une régression pour la démocratie. La proximité s’incarne aussi dans des formes nouvelles de gouvernance : comités de quartier, conférences de citoyens, budgets participatifs et autres outils de la démocratie participative, un concept créé par les mouvements sociaux nord-américains du début des années 1960. Cette démocratie d’interaction réinvente les rapports entre pouvoir et société en assurant un rôle de médiation jusqu’alors largement occupé par les partis, au travers des lieux de dialogue multiples. Cette « démocratie diffuse d’interaction » a deux fonctions politiques principales : d’abord, elle oblige à une justification, une explicitation des orientations et des choix ; ensuite, elle contribue à rapprocher, à travers l’échange d’informations, pouvoir et société. La relation est plus dense et plus permanente que celle qui lie habituellement les élus et leurs électeurs. Attention cependant à ne limiter l’application du principe de proximité aux questions locales, ni à l’opposer au principe d’impartialité, qui implique une certaine distanciation. Ces deux modes de justification font système et s’avèrent complémentaires.
Pierre Rosanvallon, historien, est professeur au Collège de France. Il anime également l’association La République des Idées.
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