Affirmer une position ne suffit pas : il est nécessaire d’argumenter

Entretien avec Michel Badré

Michel Badré a été directeur de l’Office national des Forêts, membre de la Commission Particulière du Débat Public sur la gestion des déchets et des matières radioactives, médiateur dans le cadre du conflit de Notre-Dame des Landes et membre du groupe Environnement et Nature de la précédente mandature du Conseil économique social et environnemental (CESE).

Entretien réalisé par Julie Riegel dans le cadre du projet Sciences-Société sur le dialogue des savoirs mené par Comédie (2021).

 

Vous avez contribué pour la Commission Nationale du Débat Public à préparer et animer le Débat public national sur la gestion des déchets et des matières radioactives. Pour cela, vous avez réalisé en amont du débat public une clarification des controverses techniques. De quoi s’agit-il ?

En 2018, lors de la préparation de ce Débat Public, nous nous sommes rendu compte combien le sujet était technique et compliqué. Pour faire venir le public, il fallait mettre à sa disposition des informations claires et éviter un face à face d’experts.

Avec un jeune ingénieur spécialiste de physique quantique, nous avons épluché la documentation disponible : quels étaient les thèmes controversés ? Par exemple en ce qui concerne le projet Cigeo à Bure, certains estiment qu’il faut garder les déchets à portée de main pour pouvoir éventuellement les reconditionner, les traiter ou les réutiliser, tandis que d’autres prônent de les enterrer définitivement.

Nous avons ainsi trouvé sept exemples de controverses sur des questions techniques. Puis, nous avons décidé de réunir les experts sur chaque question, en leur imposant une méthode assez rigide : rédiger une fiche recto/verso sur leurs arguments, faisant elle-même l’objet d’une contre-argumentation et vice-versa.

Ce travail s’est déroulé en même temps qu’a surgi le mouvement des Gilets jaunes, ce qui a ralenti le processus… Mais cela a permis, en même temps, aux personnes de se connaître, et donc d’être moins agressives. Ensuite, nous avons produit une synthèse, que nous avons faite valider par tous les membres, qui l’ont discutée mot par mot ! Cela a été laborieux mais positif : à la fin, tous les experts ont exprimé leur contentement. Et pendant le débat public, ils ont fait souvent référence à ce document de quinze pages[2].

Pourquoi ne pas avoir pris en compte les controverses éthiques et politiques ?

Il est évident que de nombreuses questions éthiques sont mêlées aux questions techniques : comme par exemple le bien-être des générations futures. Notre objectif était justement que le débat éthique ne soit pas pollué par les questions techniques : si ces dernières sont éclaircies, si le terrain est déblayé, on peut passer aux vraies questions. Quand on se confronte à un sujet très complexe du type « Faut-il enterrer des déchets nucléaires ou pas ? », cela pose notamment des questions d’étanchéité, qui concernent les experts géologues. Ils peuvent dire « oui on sait faire » ou « non on ne sait pas ». Mais ce n’est pas parce qu’on sait faire quelque chose qu’il faut le faire. Le déblocage technique préalable est cependant utile.

Dans un Débat public, qu’est-ce qui pour vous est un argument recevable et non recevable ?

 Cette question est plus délicate ! Dans l’exemple précédent, avec notre système de fiches sur les controverses techniques, nous disions aux gens : « pourquoi êtes-vous pour le stockage géologique profond ? Avec quels arguments ? ». Affirmer une position ne suffit pas : nous demandons aux participants d’argumenter. Les domaines techniques et scientifiques s’appuient sur des expériences et des démonstrations. Par exemple, des photos de la Terre montrent qu’elle est ronde. Mais dans le cas de l’enfouissement des déchets nucléaires, est-ce que la couche d’argile à – 500 mètres de profondeur – est complètement imperméable à l’eau ? Que veut dire imperméable ? Est-ce que cela porte sur 10 jours ou 10 000 ans ? Y a t-il des expériences existantes, une revue scientifique mondiale ?

Dire qu’un argument est non recevable, c’est facile. Dire qu’il est recevable est beaucoup plus difficile. Les disciplines physiques progressent de l’incertitude à la certitude, mais il y a des sujets où les travaux de recherche sont en cours : les débats publics sur des sujets non stabilisés sont alors complexes.

Actuellement, je préside une Commission mise en place après ce Débat public, car le maître d’ouvrage du plan national sur les déchets nucléaires doit maintenant décider quoi faire. Dans cette commission il y a des personnes radicalement pour et d’autres radicalement contre.

Mon rôle est de mettre en évidence les directions communes qui sont agréées par tout le monde, de discerner les questions sur lesquelles il n’y a pas de consensus et d’énoncer les différents choix possibles.

Quand nous avons mis cette commission en place, nous avons écrit son règlement intérieur : il stipule que tous les avis sont rendus publics. C’est important pour la transparence et la confiance dans le débat.

Trouvez vous que la distinction souvent mise en avant entre connaissance et opinion à du sens ?

 Prenons un exemple qui m’est familier, étant ingénieur forestier de formation, et ancien directeur de l’ONF : un technicien forestier peut faire des analyses techniques sur la faisabilité d’une plantation de chênes, en place d’un vieux taillis de charme. La connaissance permet de dire ce qui est possible, ou pas, et à quelles conditions. Mais savoir s’il faut laisser ce taillis existant en libre-évolution, ou plutôt le remplacer par des chênes de plus haute valeur économique, cela relève de deux opinions, qui reposent sur des préoccupations et des valeurs différentes. Je m’interdis de parler d’experts indépendants : cela n’a aucun sens, je ne connais aucun expert, dans aucun domaine, qui n’ait son opinion personnelle. C’est heureux et parfaitement naturel !

Lorsque j’ai été missionné comme médiateur pour le conflit d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, notre équipe s’est immédiatement fait attaquer sur sa non-indépendance. Notamment, pour ma part, car je fais partie de l’association Humanité et Biodiversité. J’ai répondu à cela que la procédure d’expertise peut offrir des garanties d’indépendance, grâce à une pluralité des experts et des avis, qui soient rendus publics et soumis à la critique.

Est ce qu’il est pertinent, et toujours possible, de dissocier des arguments techniques des valeurs des personnes qui s’expriment ?

 C’est plus facile, quand on n’est pas issu d’un champ d’expertise, d’avoir conscience de ce qui relève d’un argument technique et de choix personnels. Pour ma part, je les distingue mieux dans le champ du nucléaire que de la forêt. Mais le propre d’un ingénieur, c’est d’apporter des solutions à des problèmes qu’on lui pose. Il a envie d’être rapide, efficace. Quand on lui dit qu’il faut écouter, prendre le temps… c’est un choc des cultures.

Au regard de votre expérience, avez vous constaté que le débat public peut faire évoluer les perceptions politiques et éthiques d’un problème, donc faire bouger les valeurs ?

Il y a de nombreuses démarches de débat public, ou encore la Convention citoyenne pour le climat et différentes formes de participation à l’élaboration de la décision… Je ne suis pas certain que leur but soit de faire évoluer les valeurs des gens. Et qui suis-je pour prétendre avoir le droit de faire bouger les valeurs des uns ou des autres ? Ce sont les accidents de la vie, ou la vie tout court, qui les façonnent. Ce que la discussion publique peut modifier, ce sont les perceptions, en permettant d’écouter ceux d’en face, en amenant à réfléchir, à avancer. Un syndicaliste m’a dit : « La démocratie, c’est le fait d’être capable de vivre ensemble avec des idées différentes ». Quelles sont ces différentes idées ? Et pourquoi sont-elles différentes ? On peut progresser sur la connaissance d’un problème, tout en conservant ses idées. En matière de choix énergétiques, la lutte contre la pauvreté actuelle a autant de valeur que le bien-vivre des générations futures. Je peux porter les mêmes valeurs, mais mieux comprendre que d’autres questions comptent aussi. Et dire que ces différentes questions existent, cela éclaire tout le monde.

Je voudrais ajouter qu’en apparence je peux avoir l’air d’avoir des réponses, mais que tout ça n’est pas si clair en pratique ! Et je me pose une question sourde depuis mon expérience à Notre-Dame-des-Landes. C’est celle de la violence de la société.  Notre-Dame-des-Landes était une controverse technique, qui est devenue une guerre civile. Dans un pays avec des procédures, une démocratie, les gens en étaient à s’entre-tuer.  Durant toute ma mission de médiation, je me suis demandé comment éviter qu’il y ait vingt-cinq morts ? Nous parlons de Débat public, de techniques de participation, de procédures… Mais de temps en temps, la société a des jets de vapeur, comme avec les Gilets jaunes. Est-ce que nos procédures suffiront ?

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[1] Cigeo est un projet d’enfouissement profond de déchets radioactifs à vie longue.

[2] Ce document est disponible sur le site de la CNDP.

 

Quelques informations

  • Type de fiche : Entretien